- Un jongleur en royaume franc au XIIIe siècle -

par François

paru dans Histoire et Images Médiévales n°28, Octobre 2009

Le personnage présenté ici pourrait avoir vécu aux alentours de 1250 dans le sud de Paris, au moins pour la majeure partie de sa vie. Fils de fermiers de l’actuelle Fontenay-aux-roses (citée au XIe siècle comme Fontenatum, hameau dépendant de la paroisse de Bagneux), il a succombé assez jeune à l’attrait de la vie errante et de l’argent « facile » pour devenir jongleur, phénomène très en vogue à cette époque et qui inquiète les autorités de l’Église et des royaumes (Faral). Partant de rien et trop timide pour s’imposer, il a tôt fait de déchanter et de se trouver un autre travail, mais, piqué au jeu, il ne peut s’empêcher de reproduire des airs qu’il a entendus sur son frestel de porcher, ce qui le fait remarquer par un trouvère qui propose de le prendre à son service. Celui-ci est lui-même un voyageur qui a su tirer de ses périples quelques bonnes idées, et c’est donc à la mode des gens d’Oc qu’il entend faire l’ensenhamen (éducation) de son jongleur et qu’il le dote du surnom d’« Ours » pour l’imitation qu’il en fait plus souvent qu’à son tour (G. Brunel-Lobrichon et C. Duhamel-Amado, S. Menegaldo).

François saisit chaque occasion qui se présente de jouer en public et d’accroître ainsi sa fortune et sa renommée, ainsi que celles de son maître. Lorsqu’il sort du cadre de la rue pour animer mariages et fêtes il n’est pas rare qu’il arrive aussi à faire danser. 

Bible Maciejowski enluminée à Bruges v. 1280 – New York, Pierpont Morgan Libr., ms. 638 f° 17.

Le costume du jongleur : réalité ou symbole ?


Les jongleurs (1) sont avant tout des gens « normaux » intégrés à leur classe sociale, et de nombreuses enluminures nous les montrent habillés « comme tout le monde » de simples habits monochromes. À l’opposé il en existe aussi nombre de représentations bigarrées, arborant des couleurs vives en un assemblage dérangeant. Que faut-il en penser, sinon que comme son propriétaire le vêtement du jongleur est « ambivalent » (M. Clouzot) ? Tour à tour « en apparat royal, vêtu de vair et de gris » (E. Faral) ou allant presque nu après avoir joué jusqu’à sa chemise aux dés, le jongleur est à la fois d’essence humaine et diabolique, indispensable à la société médiévale mais marginal, recherché pour son talent et craint pour sa verve. La logique de la symbolique médiévale ne pouvait nous le transmettre que sous cette forme multiple.

Parmi toutes ces représentations, le vêtement mi-parti reste un élément récurrent dans l’iconographie et ce pour la plus grande partie de l’Europe des XIIIe et XIVe siècle (voir par exemple la Bible

Maciejowski, le Livre des Jeux d’Alfonso X, la Bible de Philippe le Hardi, les Cantigas de Santa Maria, le Codex Manesse, Roman d’Alexandre). Il est en effet plus qu’un effet de style ou une signalétique de l’amuseur, il représente la musique et plus généralement le divertissement, vulgaire ou noble, emprunt de vice ou de vertu (M. Pastoureau, M. Clouzot). Cet aspect est renforcé par la présence de bandes inférieures dans lesquelles nous pouvons retrouver la « rayure musicale » de Pastoureau et sa dynamique : le vêtement bouge à chaque pas et confond encore un peu plus l’observateur médiéval dans son appréhension du spectacle, le rendant surnaturel, augmentant d’autant sa valeur et, par conséquent, sa rémunération.

Déterminer si le vêtement bariolé du jongleur était conforme à l’image qui nous en est parvenue reviendrait à savoir qui de l’enlumineur/sculpteur ou du musicien en a eu l’idée le premier, étant admis que chacun a influencé l’autre ; l’important n’est peut-être pas alors de savoir si ce vêtement correspond à la réalité mais plutôt quelle réalité nous voulons qu’il représente : celle de l’Histoire ou celle de l’Imaginaire.

Notre jongleur a été envoyé en ambassade par son maître chez un seigneur du Limousin, pays où il a noué beaucoup de contacts. L’accueil qui lui est fait est chaleureux et la maîtresse de maison se laisse charmer au point de récompenser François d’un manteau brodé de lions d’une grande valeur, signifiant ainsi sa largesse et son goût immodéré pour les arts libéraux (E. Faral). 

Une tenue de jongleur


Le costume présenté ici s’inspire de la figuration donnée par la Bible Maciejowski et est de composition classique : les sous-vêtements sont en toile de lin non-teintée ; la cotte, elle aussi en lin, a été réalisée par l’assemblage de deux pièces de tissu de couleurs différentes : un vert obtenu à partir d’un bouquet de vert de poireau et de diverses herbes, et un rouge pâle issu du troisième bain d’une teinture de garance – une teinture de qualité supérieure pouvant multiplier par 10 le prix d’un tissu (notamment pour le rouge, d’après F. Delamare et F Guineau), notre jongleur a dû se contenter de procédés bon marché qui n’ont pas tardé à s’affadir (2). Il a cependant pu ajouter au simple montage mi-parti une doublure, elle aussi en lin, que l’on aperçoit notamment au niveau des franges. Il porte des chausses à pieds en laine ainsi des chaussures en cuir fin et de qualité moyenne (reproduites d’après le modèle 756 des fouilles de Parliament St., York – 3). Il joue de l’instrument des jongleurs par excellence (E. Faral, L. Dieu): une vièle à archet, taillée dans un morceau d’acacia et rehaussée de pièces en noyer et os (instrument fabriqué par D. Vigneron et T. Cornillon du groupe Flor Enversa d’après des images décoratives d’un coffret de mariage (XIIe siècle, Vannes) – 4).

 

Notes

(1) Dans cet article il faut entendre le terme de jongleur pour celui de musicien, le premier englobant le second – et bien d’autres choses (E. Faral) !

(2) Merci à C. Touvet et Hémiole pour leur aide dans ce domaine.

(3) Voir le tutoriel de P. Beatson : http://members.ozemail.com.au/~chrisandpeter/shoe/construction.html

(4) À découvrir sur : http://florenversa.instrumentsmedievaux.org/

 

Bibliographie

Brunel-Lobrichon G. et Duhamel-Amado C., Au temps des troubadours, XIIe-XIIIe siècles. Paris : Hachette Littératures, 2000.

Clouzot M., Images de Musiciens (1350-1500). Typologie, figurations et pratiques sociales. Centre d’Etudes Supérieures dela Renaissance, 2007.

Delamare F. et Guineau B., Les matériaux de la couleur. Découvertes Gallimard, 1999.

Dieu L., La Musique dans la sculpture romane en France. Centre de Développement en Art et Culture Médiévale, 2007, 2 t.

Faral E., Les jongleurs en France au Moyen Âge.  Ed. Champion-Slatkine, 1987.

Menegaldo S., Les jongleurs dans le théâtre profane en France au XIIIe siècle. Acteurs, musiciens, auteurs. Université d’Orléans. Accessible sur : http://sitm2007.vjf.cnrs.fr/pdf/s9-menegaldo..pdf

Pastoureau M., L’étoffe du Diable. Paris : Seuil, 1991.