En-tête : Bible dite de Maciejowski, XIIIe, New-York, Pierpont Morgan Librairy, ms. 638 f°3v

Évocation d'un campement seigneurial occidental au XIIIe siècle

Par Laetitia

Rédigé en août 2013

Mise à jour photos octobre 2015

Tente de Saul, Bible dite de Maciejowski, XIIIe, New-York, Pierpont Morgan Librairy, ms. 638 f°3v

     Dans le petit monde fermé de l'Histoire vivante, et notamment sur les différents fora de cette communauté, il est de plus en plus fréquent de lire que les campements dit "médiévaux" ne sont qu'une concession pour servir de décors à la pratique de notre passion et que dès lors, travailler sur leur historicité devient presqu'une gageure.

     Si cette opinion a une base de vérité et que l'exercice de cette passion serait plus adapté en milieux maçonnés historiques, on arrive tout de même à contredire cette généralisation hâtive avec un minimum de recherches. (Généralisation qui, nous le répétons, n'est pas fausse en soit, mais qui passe à la trappe certaines exceptions)

     Pour ne prendre que l'exemple de notre période d'étude, de la fin du XIIe au milieu du XIIIe siècle, on s'aperçoit vite que les occasions de vivre sous la tente ne sont pas si rares que cela :

  • - Les tournois qui réunissent en un même endroit trop de chevaliers pour les loger autrement que sous la toile, et qui leur offrent l'occasion de s'exposer.
  • - Les beaux jours qui attirent à l'extérieur, lors de parties de chasse par exemple, les châtelains trop longtemps confinés pendant la morte-saison dans de sombres et humides bâtisses.
  • - La gestion de territoires ou les voyages politiques. L'administration rudimentaire de notre période d'étude a rendu la monarchie féodale en partie itinérante.
  • - Les campagnes militaires, et notamment les croisades dont les illustrations de camps parsèment les enluminures et la littérature (rappelons que Fief et Chevalerie comporte deux pôles : l'Orient et l'Occident, et leur présentation dans le cadre d'un campement est tout à fait adaptée à leur rencontre)


     Bien que non-exhaustive, cette liste justifie les efforts que l'on peut entreprendre pour rendre un campement le plus proche possible de ce qu'il pouvait être historiquement parlant.
Mise à part dans le dernier cas cité, le "camping médiéval" est une préoccupation essentiellement aristocratique qui doit mêler un minimum de confort à l'ostentatoire.

     Lors de ses prestations en public, l'association Fief et Chevalerie propose plusieurs ateliers, et l'un de ces ateliers est justement la présentation d'un campement occidental seigneurial. Il ne sert pas de décors, il est l'objet de la présentation : ses tentes, les objets qui le meublent, l'usage et la finalité de chaque chose… À commencer par sa composition globale. Il est en effet constitué de plusieurs tentes destinées à divers usages.

  • - Une chambre à coucher
  • - Une tente chapelle
  • - Une tente de réception
  • - Une tente garde robe

     Mais on pouvait en voir d'autres, comme une tente écurie, une réserve etc…

Tente chambre
Tente réception
Tente chapelle
Garde robe
Aperçu du campement - Cour du Château de Blandy les Tours
Apperçu du panneau de présentation du campement - Réalisation Fief et Chevalerie

     Voici un descriptif de ce camp.

I- Généralités historiques sur les tentes et les dais

     Aucune tente du XIIIe siècle n'est parvenue jusqu'à nous. Leur utilisation devait être intense et dans des conditions défavorables à leur préservation. La nature recyclable de leurs matériaux a fait le reste quant à leur disparition. Les textes restent souvent évasifs, jusqu'à leur nomination, mais heureusement, le corpus iconographique de la période nous donne de nombreux exemples nous permettant au moins d'avoir une idée des silhouettes à donner à ces abris de toile. Attention toutefois à prendre en compte que l'échelle des tentes représentées est amoindrie dans les images médiévales.
     Les contraintes techniques de représentation des enluminures nous montrent des abris bien plus étroits que ce que les comptes de l'Hôtel d'Edouard Ier Plantagenêt (1272-1307) et bien d'autres encore laissent entendre. 

I-1 Les matières

Cette tente était extraordinaire, vaste,

Brodée de fleurs sur tous les pans ;

Elle n'était faite ni de chanvre ni de lin,

Mais de soieries violettes et rouges...

 

     Cette citation du Roman de Thèbes (milieu du XIIe siècle) extraite du livre d'Hervé Martin et Marc Russon "Vivre sous la tente au moyen-âge" illustre bien les choix de matières possibles pour construire une tente historiquement valable.

     Les archives d'Edouard Ier Plantagenêt (données dans l'article de Frédérique Lachaud "Les tentes et l'activité militaire - les guerres d'Edouard Ier Plantagenêt (1272 - 1307)") montrent l'usage de canevas de lin en grande quantité et pour la grande majorité des abris (plusieurs épaisseurs de canevas par tente). L'usage du cuir est également attesté pour quelques tentes exceptionnelles telles les chambres royales ou la Garde-robe. D'autres textes multiplient l'usage de la soie pour les tentes de grand prestige. On évoque parfois même des tissus de "poils" (laine ou mélange).

     Dans le cadre de notre projet, le cuir et la soie n'ont pas été retenus pour des questions de coût et/ou d'encombrement et la soie a été réservée pour la décoration intérieure.

I-2 Les Formes

Brehants, herberges, loges, logis, maison de canevas ou de lin, pavillons, tabernacles, tentes, trefs...

 

     D'après Hervé Martin et Marc Russon, on retrouve toutes ces appellations des abris de toiles qui nous intéressent en 1270 dans les Grandes Chroniques de France.

     Ces termes ne sont pas assez explicites pour définir des formes qui puissent nous servir d'un point de vue matériel, mais heureusement l'iconographie nous aide grandement.

     Avant d'aller plus loin dans le choix des formes des tentes de notre campement, il est important de parler des dais de toiles. Ce que nous nommons souvent "auvent" à présent dans le milieu de la reconstitution historique, qui est contesté par certains puristes considérant qu'il n'y en a jamais eu, aurait bel et bien eu sa place au milieu des tentes sous le nom de brehant. Indispensables dans nos activités de campement, les dais nous abritent du soleil ou de la pluie. Nous n'en avons par contre pas de représentation. Les dais resteront donc dans le pur domaine du faisable et de l'extrapolation.

     Quant aux tentes à proprement parler, le statut de l'occupant principal du campement nous amène vers un choix de salles habitables, pas seulement de petits abris individuels pour dormir. L'option des pavillons (corps vaguement cylindriques, toits coniques), plus ou moins grands, plus ou moins complexes (un ou deux mâts) a été privilégiée sur les autres formes possibles. 

Tente pavillon

I-3 La structure de montage

     Nos plus vieilles tentes (près de vingt ans !) sont pensées sur un montage non avéré historiquement parlant : un rayonnage autour d'un ou plusieurs mâts, tel qu'on peut le voir sur la très grande majorité des tentes de type "pavillon" actuelles. Aucune illustration de ces rayons, pire, des représentations fréquentes de haubans dont les angles de tension montrent qu'ils sont inutiles.

     La silhouette de ces anciennes tentes reste cependant valable, et elles continueront donc d'officier sur notre campement malgré ce défaut de conception à l'amont.

     Les plus récentes, par contre, ont été réalisées ou modifiées en prenant en compte ce point capital. Un mât, seul, assure le dressage de la toile et des haubans, par tension, en assurent son déploiement.

I-4 La décoration

     De telles surfaces déployées ne peuvent rester ternes dans le cadre d'un riche campement. Les romans, les enluminures montrent souvent combien ce support peut être utilisé pour la décoration. En faisant attention à leur éventuelle exagération ou aux problèmes liés à l'échelle de représentation, il est souhaitable d'utiliser ce paramètre pour accroître l'aspect riche de notre campement.

     Peinture, teinture, brocarts ou broderies ? Difficile d'être catégorique sur la mise en couleur des toiles de tentes, mais des indices de ces différentes méthodes sont disséminées dans les sources historiques. En 1299, pour une tente pour le roi Edouard Ier, on acheta des peaux de vaches qui furent teintes puis cousues. La tente pour la garde-robe royale est peinte aux armes d'Angleterre pour la première campagne galloise en 1276-1277. On retrouve dans les comptes de 1282-1283 du canevas de couleur pour le même usage. Sous le règne d'Henri III, en 1257, on acheta du canevas noir et bleu pour la fabrication de tentes. L'extrait du Roman de Thèbes, cité plus haut, mentionne des fleurs brodées sans certitude tout de même pour savoir s'il s'agit d'un motif de tissu (brocart) ou une réelle broderie (les mots ne sont pas toujours fiables et utilisés avec une signification exacte).

     L'option de la peinture a été retenue pour la réalisation des motifs des éléments du campement réalisé.

     Quant aux mâts, ils n'échappent pas à la règle et ont servi de support pour une mise en couleur, voire pour l'exposititon des armes du seigneur censé occuper ce campement.

Photographie Gaelle Bernard, La Compagnie de Qui ?

I-5 Le nombre

     Le campement d'un seigneur est composé d'une multitude de tentes ayant chacune une fonction précise.

     L'inventaire des tentes gardées au château de Berwick (sous le règne d'Édouard Ier) donne le vertige. Bien qu'il fixe la barre haute, par le statut même de la personne royale et l'intensification de l'activité militaire sous son règne, cet inventaire précis est des plus éloquents. Avec une séparation des usages pour le roi, sa suite ou "la commune".
    Nous retrouvons ainsi près de 4 chapelles (dont une pour le roi, 2 pour la commune), 2 grandes salles (pour le "haut hôtel" et "le bas hôtel"), 3 écuries pour le roi, 10 pour la commune, une chambre pour le roi, une autre où il mangera, des tentes de retraite, des chambres par dizaines, des "paneteries", des "boteleries" des tentes "pour larder" (dont  certaines réservées à la bouche du roi), des "poleries", des "sauseries", des "esquileries", des "quisynes", des tentes pour les différents offices (office des salles, de la chambre du roi, de la mareschaucie, de la chambre de la suite…), 2 chambres pour le sénéchal….
     Nos capacités logistiques limitées et nos moyens sont un frein qui ne permet pas d'atteindre un tel foisonnement. Plus modestement le campement que nous évoquons ne comporte qu'une chapelle, une grande salle (que nous appelons réception), une à trois chambres selon les jours, et plusieurs dais. Mais nous faisons en sorte que cet aménagement évoque bien les fonctions qui pouvaient être données à chacun des abris de toiles sur un campement historique.

I-6 La taille

     Là encore, l'inventaire de Berwick, mais également d'autres indices historiques plus isolés donnent le vertige. Les plus petites tentes relevées auraient un diamètre de 6 à 9 mètres, et la plus grande dont la taille est précisée ferait 42 mètres de long ! Le douaire de Jeanne, sœur de Richard Cœur de Lion fait mention d'une tente (en soie) dont la taille permettait d'abriter un banquet de 200 chevaliers. Certaines tentes sont réputées pour leur taille et pour la nécessité d'une machinerie pour les monter, telle celle qu'Henri II fit parvenir à Frédéric Barberousse en 1157.
     Certaines de ces tentes nécessitaient par conséquent des structures différentes. Un seul mât semble être la règle, mais on note dans l'inventaire de Berwick, plusieurs éléments à 2 ou 3 poteaux. Les salles (les plus grands éléments), ou les écuries (dont une avec 3 poteaux).
    Les hauteurs relevées dans l'inventaire, quand elles sont précisées, sont de 13 à 14 pieds de haut (soit 4 mètres), dont la fameuse écurie à 3 poteaux. On lit dans "La vie de St Louis" de Joinville que Gautier d'Autrèche s'était armé, et était monté à cheval avant que ses gens relèvent les pans de sa tente pour le laisser sortir.
    Là encore, notre logistique nous limite fortement, ainsi que le coût de réalisation de tels édifices. Nous avons tout de même joué sur le nombre de mâts pour certains éléments, et sur une diversité dans la taille des tentes.

    Pour conclure, dans notre projet d'évocation d'un campement seigneurial, nous avons été fortement limités par les coûts, et l'encombrement. Reste la volonté, par l'explication, de montrer ce que cela pouvait être en termes de luxe, et de diversité. L'aménagement intérieur des tentes permet de palier en partie ces limitations.

II- Les aménagements du campement

2-1 Le sol

     L'isolation des tentes de l'humidité du sol, ainsi que leur décoration nécessitent des aménagements. Paillasses ? Jonchées ? Tapis ? Les trois semblent possibles, dans les écrits.

 

     Notre campement se voulant celui d'un très riche seigneur, nous n'avons pu résister à l'apport non négligeable en termes de richesse de décoration des tapis pour les tentes de standing. Des tapis posés sur paillasses ou jonchées pour les protéger eux-mêmes de l'humidité.
     Notre choix s'est porté sur des tapis chrétiens arméniens dont les symboles ont été trouvés dans
"Le tapis chrétien oriental" de Volkmar Gantzhorn. Les tapis orientaux musulmans seront réservés au pôle oriental du campement de Fief et Chevalerie. S'ils ne sont ni en laine ni en soie, comme les originaux, pour des des raisons évidentes de coût, ils préservent l'aspect historique des objets d'origine.

Exemples de tapis chrétiens orientaux

2-2 Les tentures

    Les tentures assurent l'isolation, la décoration et également le partitionnement des espaces. Sur les enluminures, on les retrouve tantôt blanches, tantôt décorées, telles celles de ce psautier anglais de la fin du XIIe siècle.     

Tentures décorées, Psaultier de Copenhague, Angleterre, 1175-1200

    Les tentures et rideaux sont souvent accrochés avec des anneaux, tels que vus sur la Bible dite de Maciejowski au milieu du XIIIe siècle.     

Anneaux de tenture, Bible Maciejowski, France du Nord, milieu XIIIe s., New York, Pierpont Morgan Library, ms. 638 f°7r

     Pour représenter les différentes tentures trouvées dans les enluminures, nous avons décidé de jouer sur les paramètres suivants : la couleur (des couleurs riches et soutenues ou de simples draps blancs pour montrer certaines tentures étaient plus fonctionnelles que décoratives), la décoration (broderies ou même peinture comme celles que les travaux de F.Piponnier ou D. Alexandre-Bidon évoquent) et la matière (Pour des raisons de coût, nous n'avons pour le moment utilisés que des tentures de lin. De plus, c'est une matière qui en est souvent support de broderies).

 
     Les suspensions de rideaux : les fameux anneaux visibles sur nombre d'enluminures, ont quant à eux été réalisés dans du bois. L'option en métal reste à tester.
  Certains rideaux sont à pattes. 

 

Rideaux à anneaux et bande décorée

     

Le projet le plus ambitieux de l'association sur les tentures est incontestablement celle qui couvre le fond de la tente réception, de par sa longueur comme par le travail qu'elle a demandé. Ses motifs sont inspirés d'un fragment germanique de la fin du XIIe siècle présentant un motif répété de ce qui peut être l'arbre de vie entouré d'oiseaux. A l'analyse, il apparaît que les motifs de la pièce de lin originale ont été peints à main levée, faisant que chaque motif est différent des autres. Il se dégage tout de même une certaine homogénéité de l'ensemble.
     L'objectif était que chaque membre de l'association apporte sa contribution à l'ouvrage. Sur une telle surface et avec plus d'une dizaine d'intervenants, il n'aurait pas été possible d'avoir l'homogénéité désirée. Nous avons donc réalisé cinq pochoirs, relativement ressemblants, mais suffisement dissemblables pour obtenir le résultat souhaité.
     La tenture réalisée n'est ainsi qu'une évocation, inspirée de ce fragment.

Fragment de lin germanique, fin XIIe siècle - Réalisation

2-3 Les meubles

     Les tentes ne sont que des salles de toiles destinées à des usages bien définis. L’ameublement est donc fonction de ces usages. Tables, sièges pour certains, lit pour les chambre à coucher, coffres pour les rangements, autel pour la chapelle etc…  

 

Coffre italien XIIIe siècle - Réalisation Fief et Chevalerie
Coffre de Lenham, Angleterre, XIIIe - Réalisation Francis Aimable, sur dossier
Réalisation lit de corde - Chapiteau Catalogne septentrionale fin XIIe, Cluny, photo : Laetitia Martini
Bible Maciejowski, France du Nord, milieu XIIIe s., New York, Pierpont Morgan Library, ms. 638 f°38r
Siège, Autriche, XIIIe siècle - Réalisation Francis Aimable sur dossier

2-4 Les objets

     Tout comme les meubles, les objets définissent l'usage d'une tente. 

     Les objets qui parsèment le campement n'ont pas été spécifiquement trouvés en situation de campement. Le travail sur les sources n'en a pas pour autant été moins rigoureux. Exporter le confort et le luxe en extérieur, est tout à fait dans l'esprit de l'exhibition seigneuriale au sein de son campement. Voici une liste non exhaustive, et à remettre à jour régulièrement de ces objets et des sources tels qu'ils sont présentés en situation.

 

Aquamanile bronze, Allemagne 1220-1230 - Réalisation : Archäometallurgie - Bastian Asmus
Autel allemand XIIe-XIIIe siècle - Réalisation Fief et Chevalerie
Chandelier émail Limoges 1180, Cluny
Christ reliquaire XIIe siècle, Auvergne - Réalisation Fief et Chevalerie
Couteau Psautier de Fécamp 1180 Fol_001V
Pichet aux oiseaux, XIIIe siècle, St Denis - Réalisation Poterie des Grand Bois
Jeu de Lewis XIIe siècle - Réalisation Sentinelles de Bilad al Sham

 

- "Vivre sous la tente au Moyen-âge", H.Martin / M. Russon, ed Ouest France

 

- "Du palais aux tentes de guerre - Les textiles dans le cadre de vie", Françoise Piponnier

 

- Lachaud Frédérique, . Les tentes et l'activité militaire. Les guerres d'Edouard Ier Plantagenet (1272-1307). In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 111, N°1. 1999. pp. 443-461