Photographie : Laetitia Martini 25 mai 2013- Provins

 

 

Les apports réciproques du Liber de Arte Dimicatoria et de la reconstitution historique au XIIIe siècle

Par Laetitia

Septembre 2013

 

     Qu'est-ce que le Liber de Arte dimicatoria ?

     Le Liber de Arte dimicatoria (LAd) ou encore le Royal Armouries MS.I.33 (I.33) est le plus ancien traité européen de combat singulier mis à jour. Il daterait du tournant des XIIIe et XIVe siècles.

     L'analyse qui en est donnée dans une toute récente édition critique de ce manuscrit ("Le livre de l'art du combat - Liber de arte dimicatoria - édition critique du Royal Armouries MS.I.33", F. Cinato et A. Surprenant, CNRS éditions, 2009), c'est que l'escrime du Liber de Arte dimicatoria ne serait pas l'exposé de l'expérience d'un combattant de métier mais qu'elle montre une escrime analytique résultant d'une systémisation scolastique.

     En résumé, une pratique laïque existe déjà en cette fin du XIIIe siècle (7 maîtres d'armes en 1292 sur le territoire parisien). Elle aurait déjà comme fondement un système de sept gardes.

     Nous sommes alors dans une ère où les clercs tentent de rationaliser, d'analyser, de conceptualiser tous les savoirs, même profanes, car on admet enfin que le savoir peut exister en dehors de l'Eglise.

     L'art du combat ne fera pas exception à la règle. Un clerc (Luitger ?) va avoir "une démarche visant à élever au statut de discipline de connaissance à part entière" une discipline d'escrime. Les termes que nous retrouvons donc dans le Liber ne sont peut-être pas ceux de l'escrime profane, car cette discipline est ré-écrite pour les besoins de cette rationalisation scolastique.

     Dans l'escrime décrite dans le Liber, un parallèle est fait entre le système des 7 gardes et le 7 arts libéraux. Mais cette articulation autour des 7 gardes n'est pas rigide puisque le manuscrit finit par en intégrer 10.

 

     Tout au long de la critique de F. Cinato et d'A. Surprenant sur le LAd nous avons repéré quelques conclusions intéressantes pour notre problématique :

     - Ce livre serait inachevé. Pas seulement démembré, mélangé disloqué, mais resté inachevé.

      - C'est un livre destiné aux maîtres. Les exposés sont trop succincts et les techniques pas assez analysées pour s'adresser directement à des élèves.

     - Les techniques décrites dans le Liber ont pour fond une pratique profane avérée. Elles en sont la systémisation.

     - Une certaine criminalité s'est développée autour de la pratique de cette escrime profane ou sa version sacerdotale. (On voit des limitations à Londres, au tout début du XIVe siècle sur les cours donnés ou reçus. "…pour contrer la forte demande de services éducatifs chez les voyous et les malfaiteurs de l'époque, il est interdit de tenir école ou de suivre des cours d'escrime à la bocle sous peine d'un emprisonnement de 40 jours. La même peine s'applique à un maître qui prendrait en apprentissage un élève ne jouissant pas d'une bonne réputation…")

     - Le Liber serait une méthode d'auto-défense contre les guets-apens menaçant les voyageurs. Ce constat résulterait de l'analyse du jeu 1ère garde/demi-bouclier. Le demi-bouclier étant la posture dans laquelle surgi un agresseur embusqué, et la première garde celle d'un passant surpris portant l'épée sous le bras.

     - Walpurgis serait une visiteuse externe profitant un jour d'un cours d'escrime.

     - Un rôle prépondérant du ludique ou de la pratique sportive est à exclure. Les coups proposés, les parades, les ripostes, mettent en jeu la vie ou la mort de celui qui s'exerce si elles sont appliquées en conditions réelles.

     - Le Liber travaille beaucoup sur les omissions possibles de l'adversaire, pour préparer les élèves à les repérer, et à les exploiter par la pratique répétée des gestes techniques.

 

     De l'analyse de certains de nos membres, nous pensons pouvoir nuancer certaines de ces conclusions :

     - Contribution de Sébastien Causse sur notre forum interne : "… le manuscrit n'est pas destiné aux prêtres réguliers ou séculiers, ni même aux clercs de façon générale, mais à une université (d'où les tonsures, le latin empreint d'allemand, l'étudiant, le prêtre, la femme, etc…). Un milieu en soi violent, et pas forcément à cause d'agressions externes. Les combats et duels à l'épée sont très courants entre universitaires (pas que les étudiants, d'ailleurs). Prenez en compte l'organisation en "Nations" des universitaires, et cela devient carrément des batailles rangées. Les textes foisonnent de références, et au cours du Moyen-Âge, dans les villes de Toulouse, Orléans, Montpellier et Paris, l'interdiction de porter des armes pour les universitaires est rappelée, de même que la vente ou le prêt d'armes (ou même d'armures, parfois) à un universitaire est interdit."

     "…Une hypothèse plus que plausible est que le I.33 reprend un style d'escrime pour enseigner à sa "Nation" à mieux vaincre les autres Nations (les escrimeurs communs?), dans des combats à l'épée dont le but n'est pas de tuer, mais bien de montrer qui est le plus fort, voire d'humilier (puis de se réconcilier autour d'un pot de vin), alors les techniques décrites ont tout leur sens. (D'après les textes historiques, les duels entre étudiants font assez peu de morts, et beaucoup de blessures légères).

A mon humble avis, il faut y voir une sorte de précurseur à l'escrime bolognaise (site d'une grande université), là encore orienté vers la prouesse et pas spécialement blesser/tuer, et peut être même d'autres styles très théorisées (Liechtenauer, qui, ça ne m'étonnerait pas, pourrait venir aussi d'un milieu universitaire).

En gros, ces combats sont semi-ritualisés... A un degré moindre que le mensurfechten, par exemple, mais c'est l'idée: milieu étudiant, montrer qu'on en a dans le pantalon.

     Opinion qui n'est pas forcément opposée à la théorie de la systémisation scolastique du Liber, mais qui n'en limite pas l'usage au milieu clérical.

     - Contribution de Jean-Pascal Esparceil sur notre forum interne : "Pour moi, l'orientation "défense contre une embuscade" du Liber n'est pas du tout explicite, mais je suis le Saint Thomas des manuscrits, je veux voir une preuve.

     La première garde est montrée et mentionnée sans l'arme au fourreau, il n'est pas fait référence à un dégainé, ni à une attaque par surprise. Pour moi, si le défenseur a le temps de se mettre en garde à distance de sécurité, cela signifie que l'assaillant a complètement raté son effet de surprise et son camouflage.

     L'application self-défense est bien sûr possible, comme pour la boxe, le judo, la canne française, le jogo de pao portugais ou tout autre sport de combat. Les armes sont plus dangereuses, bien sûr, mais il n'y a pas de référence à une finalité de combat réel qui pourrait être :" ainsi tu neutralises ton adversaire sans l'envoyer voir Saint Pierre."

Simplement, ce que je vois dans les images et que je lis dans les textes, c'est une leçon de combat singulier contre quelqu'un qui a les mêmes armes."

 

 

    Quels apports du Liber de Arte dimicatoria pour la reconstitution historique ?

     Il n'est donc pas impossible de pratiquer une escrime civile et laïque telle que celle qui est enseignée dans le Liber quand on pratique une reconstitution historique du XIIIe siècle. D'abord on pense que ce Liber a été une systémisation d'une escrime profane existante, ensuite, il semblerait qu'elle s'appuie sur une tradition vieille déjà d'au moins quelques dizaines d'années.

     Elle peut se pratiquer dans le cadre de combats, ou d'entrainements/cours.

     Le milieu étudiant serait particulièrement intéressant à évoquer.

     D'autre part, la pratique de cette escrime par une femme, dans le cadre d'exercices n'est pas à exclure totalement. Walpurgis ne serait pas la muse que certains semblaient avoir vue dans les dessins du LAd. D'autant que dans ses passes d'armes avec le prêtre, les techniques qu'elle applique sont victorieuses. Donc, pas de péché vaincu ou autre signification symbolique.

 

     Quels apports de la reconstitution historique dans la compréhension du Liber de Arte dimicatoria ?

    L'utilisation d'armes historiques peut faire varier la perception de certaines techniques décrites dans le Liber. Les caractéristiques techniques de l'arme (poids, équilibre, forme et élasticité de la lame, dimensions des quillons et du pommeau, tranchants…) influent sur la dynamique du geste (inertie des mouvements, sensations du fer, choc des lames…).

      Il est dommageable par ces apports que nous manquions d'informations archéologiques sur la bocle. Elles seraient tout aussi instructives.

 

      L'habillement des pratiquants n'est pas non plus à négliger.

     Outre les formes et l'ampleur des habits, qui peuvent entraver ou non certains gestes, la résistance de certains tissus influencent directement l'efficacité des coups. Lesquels seront dangereux, lesquels seront inutiles à placer. Quels coups de l'adversaire pourront être négligés grâce à la protection qu'offre en soit une cotte de laine par exemple, un chaperon, un manteau… (Les tests de coupe, par exemple, peuvent être très instructifs sur l'efficacité de certains coups, ou sur la résistance de certains matériaux).

     Quel ancrage les chaussures de cuir permettent-elles au sol ?

 

     Dans le cadre de la recherche de gestes historiques, il est important de prendre ces aspects en considération. Les conclusions ne sont-elles pas biaisées quand on s'impose d'entrée de jeu des déviances dans certains paramètres du combat ?

   

 

     C'est donc sur ce double constat d'apports que la pratique de la reconstitution historique et celle des AMHE (et notamment du I.33) peuvent s'exercer conjointement, chacune pouvant contribuer et profiter de l'autre.