En-têteSeigneur de la famille de Courtenay entre 1210 et 1225, Cathédrale de Chartres (Photographie : Laetitia Martini)

- Réalisation de l’écu d'un chevalier entre 1225 et 1260 -

Par Bernard

Mars 2017

     Objet indispensable et indissociable du chevalier en armes durant le XIIIe siècle, l'écu et sa réalisation posent un certain nombre de questions matérielles. Les dimensions, la fabrication, les énarmes ou les techniques de combat font encore l'objet de recherches de la part de professionnels ou d'amateurs.

 

     Cet article montre les étapes de la réalisation d'un écu d'un chevalier entre 1225 et 1260. De la recherche de sources, jusqu'aux questionnements concrets liés à la matérialisation du projet. Les réponces que nous apportent parfois les illustrations ou les textes contemporains, et les blancs qu'il a fallu combler par une démarche qui ne peut donc être que personnelle.

 

1- Les dimensions

 

     Les dimensions d'un écu de la période ciblée ne devraient pas poser de problème. Il suffit de regarder les pièces archéologiques connues.

     Pour les six que nous connaissons de cette période, les hauteurs vont de 82 à 93 cm et les largeurs de 54 à 72 cm. Cette taille semble bien être corroborée sur certaines représentations, comme les vitraux de la cathédrale de Chartres (voir figure 1), où les bouclier ont bien une taille approchante. 

 

Figure 1 : Seigneur de la famille de Courtenay entre 1210 et 1225

                Cathédrale de Chartres (Photographie : Laetitia Martini)

     Cependant en regardant d'autres représentations de combattants à cheval dans les enluminures ou les sculptures, il semblerait que les dimensions puissent être plus réduites (voir figure 2).

     Autant le respect des proportions sur les miniatures du XIIIe siècle peut être mis en doute mais la régularité de la taille des écus laisse à penser que cela correspond à une certaine réalité.

     Ces dimensions sont corroborées par les sculptures (statues, gisants) qui sont des représentations plus réalistes. En se basant sur ces observations, nous avons opté pour une hauteur d'environ 65 cm.

 

       Figure 2 : A- Bible dite de Maciejowski, f. 10r., France, mi-XIIIe, Pierpont Morgan Library, N-Y

                        B- Roland, ébrasement portail Sud, Cathédrale de Chartres, 1ère moitié XIIIe

                            (photographie : Laetitia Martini)

                        C- The Life of Edward the Confessor, f. 32v., Angleterre, mi-XIIIe, Cambridge University                             Library
                        D- Combat de Lancelot et de Bohort l'Essillié, Lancelot du Lac, XIIIe

 

     Pourquoi une telle différence entre les pièces archéologiques et certaines représentations ?

 

     Les écus arrivés jusqu'à nous, s'ils ont été conservés, sont peut-être des pièces d'apparat, de prestige. Ceci pourrait expliquer leurs dimensions (un peu plus grandes que des objets destinés au combat) pour porter les armes du chevalier avec un maximum de visibilité lors de célébrations.

 

     Le raffinement de la décoration pourrait-il être avancé pour étayer cette hypothèse ? 

 

     Arguments allant contre cette hypothèse : 

     - Pour infirmer cette théorie, on peut avancer qu'un seigneur de haut rang avait les moyens de payer un tel travail, même pour un objet destiné à prendre des coups. La Chanson de la Croisade Albigeoise1  (bien qu'elle sorte du créneau temporel choisi) parle bien de ''beaux écus ornés d'or martelé''. Après tout, on trouve bien des heaumes peints ou dorés et des épées au pommeau émaillé.

     - Autre remarque : le système de fixation des énarmes est peut-être trop élaboré pour un objet à but uniquement ostentatoire.

 

     Arguments confirmant cette hypothèse :

     - Pour aller dans le sens de cette théorie, on peut remarquer que les boucliers conservés ne portent pas de trace de coup. La comparaison avec les heaumes et les épées reste hasardeuse car ces derniers sont plus propices à être gardés précieusement (surtout les épées). Quant à La Chanson de la Croisade Albigeoise, elle décrit des seigneurs dans toute leur splendeur, avec le risque d'exagération des chroniqueurs de l'époque.

     - Les représentations des chevaliers sur les vitraux de Chartres cités plus haut (avec un écu de grande taille) sont compatibles avec la théorie de la visibilité des armes, ces média étant destinés à montrer les couleurs du porteur pour qu'il soit bien identifiable (d'autant que ces vitraux sont dans le niveau supérieur de la cathédrale).

     - Enfin, les recherches effectuées par Thomas Schmuziger sur le combat équestre au XIIIe siècle tendent à faire penser que pour appliquer les techniques supposées, l'écu doit être effectivement de taille plus réduite que ce que nous autres, reconstituteurs, avons pris l'habitude de réaliser ou d'utiliser.

 

     En conclusion, après quelques essais à cheval, la solution s'est imposée d'elle-même. Un écu de grande taille permet d'évoluer à cheval sans trop de problème, mais lorsqu'il faut combattre le bouclier aux dimensions réduites semble plus approprié.

     Ce n'est donc pas un écu qui sera réalisé, mais deux :

                 - un écu aux décorations en relief pour la parade (88 x 60 cm)

                 - un écu de taille plus réduite (68,5 x 60 cm) pour le combat.

 

 

2- La fabrication 

 

     Le personnage pour lequel a été élaboré ce projet est un personnage de haut rang : Alphonse de Poitiers (frère de Louis IX). Les deux écus porteront donc ses armes.

 

     La source de référence pour notre projet sera le bouclier du graf Conrad de Thuringe, conservé au Universitätmuseum für Kunst und Kulturgeschichte à Marbourg en Allemagne (voir figure 3) ; le rang social et l'époque de Conrad de Thuringe correspondant à ceux d'Alphonse de Poitiers.

 

                             Figure 3 : Image tirée de "Der Mitterlalterliche Reiterschild"

                                              de Jan Kohlmorgen, éditions "Karfunkel"

 

     - Description et analyses de la source :

 

     L'écu, peu cintré, est composé de sept ou huit planches de tilleul de 10 mmm d'épaisseur qui ont été taillées dans le coeur de l'arbre.

     Les deux faces sont recouvertes d'un seul morceau de parchemin plié à partir du bord gauche. La partie avant est repliée sur le dos du bouclier.

     Les dimensions de l'écu sont de 72 cm de large et de 88 cm de haut (il semblerait qu'à l'origine, la hauteur était de 92 cm).

 

     Le lion qui compose les armes est en cuir de 5 mm d'épaisseur, fixé par des clous sur la face de l'écu. Ses bords ont été biseautés après la fixation. Un mélange de colle et de craie a servi à recouvrir les clous et à lisser la jonction entre le lion et le fond.

     Le tout a vraisemblablement été recouvert par du gesso pour être ensuite peint.

     Le lion a peut-être été agrémenté de quelques détails qui ont aujourd'hui disparu (couronne et dents en relief). 

 

     - Réalisation :

 

     La première étape de la réalisation est la fabrication de la partie en bois. Notre bouclier a été confectionné par un professionnel : Benoit Millet. Les lattes de bois sont simplement collées entre elles sans chevillage et le cintrage est dû au fait que les planches sont légèrement biseautées. Les dimensions sont de 88 cm de haut et de 60 cm de large, ce qui ne correspond pas tout à fait à la pièce de référence mais qui reste cohérent avec d'autres pièces de la même époque².

 

     

     Ensuite l'écu a été recouvert entièrement d'une seule pièce de parchemin (faces avant et arrière). Vu la forme du bouclier et la pièce de cuir disponible, le parchemin est plié à partir du haut et non du bord gauche.

 

 

     L'étape suivante est l'application des fleurs de lys et des châteaux de Castille. Après plusieurs essais destinés à déterminer la taille adéquate, ils ont été découpés dans un cuir de 3 mm d'épaisseur (cette épaisseur donne des pièces suffisamment souples pour être fixées sans problème). Sur le bouclier de Conrad de Thuringe, le lion est fixé à l'aide de petits clous à tête ronde. Sur notre réalisation, vu le nombre de pièces à fixer, leur taille et notre incapacité à trouver des clous adaptés, les lys et les châteaux ont été collés.

 

     

     Après fixation, la bordure des éléments a été biseautée et la jonction avec la surface du bouclier a été faite avec une pâte composée de colle à bois et de plâtre.

 

 

     Une fois cette pâte sèche, le tout a été recouvert de gesso, faces avant et arrière.

     Dernière étape : la mise en couleur (peinture à la caséïne).

 

     

     Un deuxième écu, plus petit, a été fabriqué. Sa destination étant la pratique des Arts Martiaux Historiques Européens (AMHE), il est évident qu'il prendra des coups. Sa réalisation s'est donc volontairement affranchie des contraintes historiques. Il est composé d'une planche cintrée de contreplaqué de 15 mm d'épaisseur recouvert de cuir des deux côtés, peint des mêmes couleurs que le premier bouclier. Les fleurs de lys et les châteaux de Castille, sans relief, ont juste été dessinés.

 

     Ce bouclier de "combat" pèse 3,600 kg et celui de "parade", 4,160 kg.

 

 

 

 

3- La guige et les énarmes

 

          3-1 La guige

 

     Les guiges peuvent être décorées, comme on peut le voir sur certaines sources. Les vitraux de la Cathédrale de Chartres en donnent quelques exemples (figure 4-droite) ainsi que de nombreux gisants de chevaliers du Temple de Londres.

     Faite en lanière de cuir de 3 cm de largeur, la guige de l'écu de "parade" est décorée par des motifs inspirés par ceux trouvés sur un fourreau de couteau à York (figure 4-gauche) (châteaux et fleurs de lys). La décoration a été confiée à Jean-Philippe Berniot d'Au Cuir d'Antan.

 

         Figure 4 : gauche - "Leather and leatherworking in Anglo-Scandinavian and Medieval York",                                                   p.3388.

                          centre - Guige décorée par Jean-Philippe Berniot. Au Cuir d'Antan

                          droite - Thibault IV Comte de Chartres 1210-1225, Cathédrale de Chartres

                                        (Photographie Laetitia Martini)

 

     La guige a été fixée de telle manière que, quand on la resserre, le bouclier remonte en position horizontale (figure 5). Cette proposition a déjà été traitée dans l'article "Bernhardt de Teyssonnière - Chevalier français de la septième croisade".

 

                        Figure 5 : Chansonnier provençal, Italie, Pardoue-Venise, f.52v. et f.60r.

                                         XIIIe siècle, BNF Richelieu, Paris

 

 

          3-2 Les énarmes

 

     Au regard des sources disponibles, il semblerait qu'il existe quelques systèmes récurents, mais pas de solution unique dans le positionnement des énarmes (figure 6). Même avec les pièces archéologiques décrites dans "Der Mittelalterliche Reitershild", où l'on peut voir les emplacements des fixations, il est difficile de dégager une idée maîtresse.

     Il ne serait donc pas incohérent de supposer que le placement des énarmes puisse relever de convenances personnelles, de choix individuels.

     Libéré des contraintes d'une solution historique unique, j'ai donc décidé de faire ce qui me paraît le plus adapté à ma façon de monter.

 

       Figure 6 : A-  "Le Courage", Cathédrale de Reims, 1250-1265 (Photographie : Laetitia Martini)

                        B- Combat de Lancelot et de Bohort l'Essillié, Lancelot du Lac, Angleterre, XIIIe

                        C- The Life of Edward the Confessor, f. 05r., Angleterre, mi-XIIIe, Cambridge University                             Library

                        D- Historia Major par Mathieu Paris, Corpus Christi College Library, XIIIe

 

 

     - L'écu de "parade" :

 

     Pour ce bouclier, le choix de réalisation s'est porté sur des énarmes qui fixent l'écu sur l'avant-bras gauche, la guige l'empêchant de basculer en avant (figure 7). En tenant les rênes et les énarmes dans la main gauche, on peut guider le cheval aux trois allures.

     Cependant, la taille du bouclier gêne dans certains cas. Les mouvements du bras restent limités au côté gauche du cheval. Pour les changements de direction à droite, le bouclier vient en appui sur le côté gauche de l'encolure. Toujours est-il que mon niveau d'équitation ne me permet pas de combattre avec un tel bouclier.

 

                               Figure 7 : Montage des énarmes pour l'écu de "parade"

 

     - L'écu de "combat" :

 

     Pour le second bouclier, une autre solution a été testée. Plusieurs fois dans des textes du XIIIe siècle, quand il est fait mention d'un écu, celui-ci est porté ou suspendu au cou plutôt qu'au bras. Par exemple, dans "La Vie de Saint-Louis", Jean de Joinville évoque par quatre fois le port d'un écu4 et ces quatre fois, l'écu est "au cou". Autre exemple : dans Lancelot du Lac, texte français rédigé autour de 12255, sur vingt-et-une occurences, dix-sept concernent un écu "au cou", "suspendu au cou" ou encore "autour du cou". Sur les quatre fois où l'écu est pris par les énarmes, il s'agit de décrire une action particulière ou de combat6.

     Le bouclier de "combat" a donc été équipé d'une guige et seulement d'une poignée faite avec deux sangles (figure 8). L'écu sera suspendu au cou et pendra sur le côté gauche lors des phases de déplacement. Il suffira de prendre la poignée dans la main gauche le temps du combat. Ce montage est compatible avec ce que montre la statue du "Courage" de la Cathédrale de Reims (figure 6A).

 

                  Figure 8 : A- Montage des énarmes et de la guige du bouclier de "combat"

                                   B- "Histoire du Saint Graal", f.137v., France, 1250-1275, BNF, Paris

                                   C- Tenue des énarmes

 

     Cependant, quelques fois dans les textes7 il est fait mention d'écu au bras, ce qui se voit également sur quelques enluminures. Ceci n'est pas incompatible avec l'hypothèse énoncée, comme le montrent nos essais en situation (figure 9)

 

                           Figure 9 : A- Bras passé dans les énarmes pour tenir les rênes

                                            B- Bible dite de Maciejowski, f.10v., France mi-XIIIe,

                                                Pierpont Morgan Library, N-Y 

                                     note : Il existe une différence entre la source et la reconstitution

                                                sur le positionnement des énarmes de cet autre bouclier.

                                                Des essais et des ajustements restent à faire. Cet article

                                                sera mis à jour au fur et à mesure des évolutions. 

 

     Pour en savoir plus sur les énarmes et les solutions pratiques pour les monter, nous vous conseillons de consulter l'article de la "Cité d'Antan" sur les tests réalisés sur un bouclier à énarmes "repositionnalbes". "Expérimentation de protection militaire".

 

     A voir aussi l'article concernant les énarmes écrit par deux membres de "De Gueules et d'Argent". Cet article se concentre sur l'étude d'enluminures et de statues et en tire des conclusions très pertinentes. "Sangles et tenues de l'écu au début du XIIIe siècle".

 

 

Conclusion

     Les techniques de combat utilisant un écu au XIIIe siècle ne sont pas abordées ici, le sujet étant trop vaste pour être résumé en quelques lignes. Suivant l'arme qui accompagne le bouclier (épée, lance, masse...), si le combat est à pied ou à cheval, dans le cadre d'un combat singulier ou en formation, les techniques changent énormément.

 

     De nombreuses personnes font des recherches sur ces sujets actuellement :

 

- Gilles Martinez. Doctorant à l'Université Paul Valéry de Montpellier, il travaille sur les techniques de combat à pied aux XIIe et XIIIe siècles.

 

-  Thomas Schmuziger et Gaëlle Bernard effectuent leurs recherches sur le combat équestre.

 

- Nombre d'associations pratiquant les Arts Martiaux Historiques Européens étudient le combat individuel au XIIIe siècle (voir site de la FFAMHE).

 

- L'association "Tournoi XIII" s'est spécialisée dans le combat en tournoi avec une interaction piétons/cavaliers.

 

- Dimicator, club allemand de combat historique, travaille surtout sur les arts martiaux allemands de la fin du Moyen-Âge, mais leurs recherches sur le combat à l'épée et à l'écu sont très poussées.

 

     Si ces sujets vous intéressent, nous vous invitons à suivre leurs travaux via les sites internet en lien ou les reseaux sociaux.

 

 

 

Notes :

 

1- La Chanson de la Croisade Albigeoise, traduction Henri Gougaud, collection Lettres gothiques, éditions «Le livre de poche», laisse 140.

2- Der Mittelalterliche Reiterschild de Jan Kohlmorgen aux éditions «Karfunkel», p. 48, p. 56, p.60, p.64.

3- L'association ''De Gueules et d'Argent'' a édité un article qui tend à montrer qu'un système poignée/guige semble être très répandu mais le positionnement exact des sangles reste toujours très variable (l'uniformité étant rare voire inexistante au XIIIe siècle).

4- Vie de Saint Louis par Jean de Joinville , collection Lettres gothiques, éditions «Le livre de poche», § 162, §174, § 223 (deux mentions dans ce paragraphe).

5- Lancelot du Lac, traduction François Mosès, collection Lettres gothiques, éditions «Le livre de poche».

6- Ibid., p. 665. Le héros retire l'écu de son cou et prend de sa main droite les énarmes pour percuter un ennemi armé d'une hache.

7- Ibid., p. 743